Lydean

           En cette toute fin du mois d’octobre, John Winchester rentrait se reposer après une chasse éprouvante. Il faisait un froid de canard mais cela n’empêchait pas les enfants déguisés de frapper de porte en porte pour quémander des bonbons. Il détestait Halloween à plus d’un titre : d’abord cette période de l’année lui rappelait le douloureux souvenir de l’assassinat de sa femme ; Ensuite, il ne voyait pas l’intérêt de se déguiser en toutes ces créatures qu’il avait l’habitude d’exterminer ; Et enfin, ses deux garçons à lui étaient encore tout seuls dans une chambre de motel impersonnelle pendant que les autres batifolaient à l’extérieur. Il n’avait même pas pensé à leur apporter des bonbons. Pourtant Dean, son fils aîné, en aurait été ravi. Aucune lumière ne filtrait à travers les rideaux de leur chambre. C’est donc avec de nombreuses précautions qu’il entrebâilla la porte. Avec toutes les horreurs qu’il avait rencontrées jusque-là, jamais il n’aurait cru devoir assister à un tel spectacle :

            Seule la lumière vacillante d’une bougie, posée négligemment sur la table, éclairait la scène du crime. Il y en avait partout. Le liquide opaque avait giclé jusque sur les murs. Il dégoulinait, dessinant des lignes sinueuses et répugnantes. Sur le sol, dans un coin de la pièce, un rat gigotait et se repaissait de restes suintants. L’odeur de renfermé venait s’ajouter aux relents âpres des morceaux de chair qui tombaient mollement à droite et à gauche, près des chaises. Ils s’écrasaient sur le vieux parquet crasseux dans un gargouillis immonde. Sur la table était exposée une tête aux yeux vides, écarquillés. Elle affichait un visage horrifique comme figé par la peur. Sa bouche grande ouverte, était distordue. Un trou béant avait pris la place du nez. Les restes de celui-ci se trouvaient certainement avec les autres masses informes qui sombraient sur les côtés. L’absence de cheveux au sommet de l’énorme crâne donnait l’impression qu’il n’y avait rien d’humain dans cette chose.

            Mais tout ça n’était rien comparé à l’attitude de ses deux enfants. A genoux sur une chaise, Sammy, son plus jeune fils était fasciné par ce qu’était en train de réaliser son grand frère. Celui-ci, presque âgé de dix ans, s’acharnait sur l’horrible tête. Muni d’un énorme couteau, il creusait, découpait, arrachait des morceaux et les balançait à même le sol.

            Tellement absorbés dans leur tâche macabre, ses deux fils ne l’avaient pas entendu entrer. Il appuya sur l’interrupteur. Les deux petites têtes se tournèrent vers lui instantanément.

 

- Papa, tu es rentré ?! Constata le plus jeune, tout sourire. Il attrapa l’immonde chose dégoulinante sur la table et la brandit devant ses yeux. Regarde ! Dean m’a creusé une citrouille. Elle est belle hein ?

 

***

 

            Sam déambulait dans les rues. Il n’avait qu’une hâte : rentrer à l’hôtel et s’avachir sur son lit. Il se remémorait le peu de bons souvenirs qu’il avait passé avec son frère aîné. Il avait besoin de se changer les idées durant cette maudite période d’Halloween. Tout avait commencé le deux novembre mille neuf cent quatre-vingt-trois avec la mort de leur mère alors qu’il n’était âgé que de six mois. S’en était découlée une vie de chasse et de vengeance à laquelle il avait tenté d’échapper. Mais son destin l’avait rattrapé, exactement vingt-deux ans plus tard : Le démon qui avait assassiné leur mère avait également tué sa petite amie, Jessica. Elle était son âme sœur dans cette vie de normalité qu’il aurait tant souhaité avoir. Depuis ce jour, il avait juré de venger sa mort et avait repris la chasse aux créatures démoniaques avec son frère. Halloween serait donc à tout jamais une période sombre pour lui.

            Il soupçonnait Dean, son aîné, d’essayer de lui changer les idées. Il marchait à ses côtés tout en piochant dans les sacs de bonbons qu’ils venaient d’acheter. Ils avaient été obligés d’aller en chercher dans la supérette du coin car ce gouffre stomacal de frangin avait tout englouti avant même que les premiers enfants viennent frapper à leur porte. La bouche pleine de sucreries, il y allait de ses commentaires à deux balles sur chaque personne affublée d’un déguisement. Il devait certainement penser que son petit frère ne l’écoutait pas car il l’interpella :

 

- Hé, « The Great Pumpkin, Sam Winchester ! » Regarde ! Ca vaut le coup d’oeil ! Celui-là ressemble à Voldemort dans “Scary Potter”! … Oh, j’le crois pas, il est déguisé en citrouille. S’il n’avait pas cet air si virile, on pourrait jurer qu’c’est toi ! … Ouhhh et la p’tite sirène là-bas, elle n’est pas mal du tout … Ah non, autant pour moi. En fait c’est une crevette : tout est bon sauf la tête ! … Ah ben voilà,  celle-là, je l’aime bien : on dirait une barbe à papa géante…

 

           Pour un frère aîné, Dean avait un comportement immature et c’était quelque peu horripilant. Mais contre toute attente, Sam lui en était reconnaissant. Il savait que c’était sa manière à lui de le réconforter et de lui montrer qu’il était là, en ces moments difficiles. C’est ainsi qu’un nouveau souvenir fit surface au milieu de ses sombres pensées.

 

***

           C’était son premier semestre à la fac de droit. Quelques mois auparavant, le plus jeune des Winchesters avait eu une violent dispute avec son père. Une querelle vraiment importante puisqu’il n’envisageait plus jamais de le revoir. Il avait préféré suivre la voie des études plutôt que la vie de chasseur, toute tracée par John. Et cela avait énormément déplu à ce grand chasseur, animé par la vengeance.

            La coupure avait été rude pour les deux frères car l’aîné n’avait pas eu d’autre choix que de rester avec leur paternel et il avait vécu le départ de Sam comme un abandon. Lorsqu’il avait sauvé son jeune frère de l’incendie qui avait ravagé leur maison, Dean s’était promis de toujours veiller sur lui. Ils avaient vécu toute leur enfance soudés l’un à l’autre et il n’aurait jamais imaginé que ce drame puisse arriver un jour.

            Grâce au plus jeune qui avait fait le premier pas, ils avaient gardé le contact, mais uniquement par téléphone. L’un comme l’autre était trop fier pour admettre que son frangin lui manquait terriblement. Mais en cette fin du mois d’octobre, ils ressentaient plus que tout le besoin de la présence de l’autre.

           L’aîné venait de quitter sa Chevrolet, après deux bonnes heures d’indécision. Il se dirigeait vers la porte, un paquet sous le bras, appréhendant le moment où son petit frère allait lui ouvrir. Il frappa trois coups rapides. Quelques secondes plus tard, Sammy lui ouvrit. Son visage fermé de Sammy s’éclaira soudainement en apercevant son visiteur. Cette réaction allait au-delà des espérances de son frangin.

 

- Dean ? Mais qu’est-ce que tu fous ici ?

 

            L’intéressé avait passé un temps infini à élaborer une  réponse à cette question qu’il était certain d’entendre. Malgré tout, il ne put s’empêcher de bafouiller les quelques mots qui lui vinrent à l’esprit.

 

- Ben … c’est juste que … J’me suis dit qu’t’aurais peut-être besoin de c’truc pour bosser.

 

            Et il lui tendit la boîte enveloppée de papier journal : un paquet cadeau à la Winchester ! En découvrant l’ordinateur portable, le cadet afficha un magnifique sourire, qui valait tous les remerciements du monde.

 

- Heu, merci Dean …

 

            Les deux frères connaissaient pertinemment la signification exacte de ce « merci », mais aucun ne releva. Pourquoi l’auraient-ils fait d’ailleurs ? Ils s’étaient toujours compris d’un simple regard.

 

- Ca te dit d’aller boire une bière ? Demanda le plus jeune pour couper le silence gênant qui s’était installé.

           

            La réponse ne se fit pas attendre et ils se retrouvèrent cinq minutes plus tard, accoudés au comptoir d’un bar situé à proximité. Ils sentaient les regards sur eux. De toute évidence, ils ne passaient pas inaperçus. Certes, il était normal que deux beaux jeunes hommes se fassent remarquer. Leur taille pouvait également attirer l’attention puisque ils avoisinaient tous deux le mètre quatre-vingt-dix. Mais ils étaient surtout les deux seuls à ne pas être déguisés.

 

- Je déteste Halloween ! Avait sorti bravement Dean, tout en jetant un œil affligé aux alentours.

 

            Il aperçut alors une jolie jeune femme s’approcher de lui. Elle était habillée comme Sarah Jessica Parker dans Hocus Pocus de Walt Disney. Autant dire que sa tenue était provocante et son attitude incroyablement sexy. Elle lui souriait avec envie. Sans crier gare, elle lui maintint l’arrière du crâne et l’embrassa langoureusement. Quand elle daigna enfin se décoller, il en avait encore le souffle coupé. Il se tourna vers son petit frère qui affichait, sans complexe, un air complètement abasourdi et lança :

 

- … Ah ben non, finalement, j’adore Halloween !

           

            Malheureusement pour lui, un grand balèze avec un sourire de croque-mort se planta près d’eux, l’air menaçant. Il devait certainement être le petit ami de la belle blonde car celle-ci prit soudainement un air outré et administra à Dean une gifle retentissante pour donner le change. Alors que le couple partait visiblement satisfait de leur petite comédie, l’aîné regarda son frangin appuyé sur le comptoir, tant il était dans l’incapacité de contenir son hilarité. Sur un ton faussement boudeur, le plus vieux des Winchester déclara :

 

- Si c’était une blague, elle est pô drôle, si c’était un pari, il craint et puis de toutes façons Halloween, c’est une fête de nazes !!!

           

Sammy rit de plus belle sous le regard plus que ravi de son aîné. Cela faisait des mois qu’ils ne s’étaient pas vus et bien plus longtemps encore qu’il ne l’avait pas sentit aussi détendu et heureux. La soirée se termina dans une ambiance chaleureuse et leurs retrouvailles furent fêtées amplement.

 

***

 

            Ils approchaient de l’hôtel et Dean continuait de jacasser. A ses côtés, Sam ne l’entendait pas vraiment. Il se rassurait simplement en écoutant le débit de paroles si familier émanant de son grand frère. Ils étaient ensemble et c’était tout ce qui comptait. Quels que soient les douloureux souvenirs qu’ils se remémoraient en cette période automnale ; quels que soient les événements qu’ils devraient affronter à l’avenir ; l’essentiel était qu’ils le fassent ensemble. Et à eux deux, les frères Winchester avaient encore du pain sur la planche !